Gérer l’alternance, ordonner un monde en mouvement : les pratiques matérielles des enfants en hébergement égalitaire

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Abstract

Présentation :

Cet article s’intéresse à la manière dont les adolescents qui vivent en hébergement alterné en Belgique,créent de la continuité dans l’alternance, en se centrant sur le rôle que la gestion de leurs affaires personnelles joue dans ce processus. Ces instruments du quotidien renvoient notamment aux objets qui entourent les individus, qu’ils choisissent d’affecter prioritairement, voire exclusivement, à un logement particulier, ainsi qu’à ceux qui les accompagnent dans leurs transitions entre ces lieux et leurs déplacements vers ceux-ci. Nous posons l’hypothèse que les enfants, entendus comme des acteurs sociaux compétents, s’appuient sur les objets du quotidien pour construire leur rapport à leur double espace de vie, l’ordonner et lui donner sens, soit, mettre en relation ces espaces pour former un tout cohérent.

Théorie :

Le cadre théorique combine les apports de l’étude de la multilocalité résidentielle, envisagée comme pouvant être appropriée par les individus comme un mode d’habiter multilocal, et des material studies, qui portent une attention particulière à la relation dialectique entre les sujets et les objets. Cette double perspective nous permet de dégager les grandes fonctions que remplissent les objets du quotidien dans la vie des jeunes vivant en familles séparées, et de poser que la question du «sac à dos» met en réalité en jeux deux types d’objets, les uns « en stationnement »chez un des parents et les autres, « en transit », qui assurent une continuité entre lieux d’ancrage. Ces objets sont abordés non seulement dans un sens utilitaire, identitaire, de sociabilité ou comme moyen d’action, mais également comme supports pour s’intégrer à un univers de vie et affronter les défis liés à une mobilité constante.

Méthodologie :

Cet article est basé sur un travail de terrain mené auprès de17 familles belges, majoritairement issues de la classe moyenne, et au sein desquelles ont été interviewés au total10 filles et 11 garçons, âgés entre 10 et 16 ans, qui vivent en hébergement égalitaire depuis au moins un an. La collecte de données s’est appuyée sur des entretiens semi-directifs avec au moins un des parents, et sur une méthodologie de recherche participative avec les enfants combinant Socio-Spatial, Network Game, Emotion Map et Go-Along Method. Ce corpus a été soumis à une analyse thématique à trois niveaux : (1) triangulation des matériaux afin de construire une étude de cas pour chaque enfant; (2) croisement de cette première analyse avec le discours des parents; (3) analyse transversale via le croisement des études de cascontextualisées.

Résultats :

Notre analyse révèle deux manières de gérer la multilocalité. La première consiste à ordonner, distinguer et s’ancrer dans chaque lieu de vie en privilégiant des «objets en stationnement» fixés distinctement dans chaque espace de vie. Ces marqueurs fixes délimitent les espaces et les temps passés avec chaque « nouvelle famille », permettent aux enfants de retrouver un univers familier à chacun de leurs retours, et établissent un ordre qui fait sens pour eux dans leurs comportements. On relèvera que certains enfants sont guidés par un souci d’équilibre et d’équité entre foyers, et que d’aucuns tentent de reproduire ‘à l’identique’ les objets personnels qui stationnent chez chacun de leurs parents. La deuxième façon de gérer la multilocalité est de créer une permanence et une continuité dans le mouvement grâce à des «objets en transit» qui circulent avec des enfants qui disent voyager avec « toutes leurs affaires ». Ce « tout » englobe un éventail diversifié de pratiques et renvoie aux objets significatifs pour la définition de soi. Nous pouvons distinguer parmi eux des « objets-ombre » et des « objets en stand-by », qui jouent chacun un rôle différent mais complémentaire. Nous relevons également le rôle ambivalent joué par le canal (sac, valise, boîte)par lequel les objets transitent. Enfin, nous montrons comment les conditions matérielles et spatiales, les valeurs et styles éducatifs des parents, et la dimension temporelle façonnent, contraignent, facilitent ou découragent les pratiques matérielles décrites ci-avant.Discussion: L’entrée par la matérialité permet de renforcer le constat que l’alternance n’est pas forcément signe d’instabilité et de perte de repères, et peut donner lieu à la création d’un ‘habiter multilocal’ via les instruments du quotidien. Ceci ne se fait cependant pas sans accrocs ni difficultés, les objets étant apparus à la fois comme des supports de l’existence qui facilitent la transition, mais aussi comme des contraintes, des charges et des sources d’anxiété. Cet article montre également que ce n’est pas tant la quantité d’objets qui transitent d’une maison à l’autre qui signale le rapport des jeunes à leurs deux résidences, que le poids et les fonctions pratiques, symboliques, identitaires et affectives que les enfants leur attribuent et/ou qu’ils remplissent pour eux. Enfin, les éléments structurels qui influent sur ces pratiques, doivent être appréhendés comme des structures d’opportunités et de contraintes au sein desquelles des marges de manœuvre et de négociation sont présentes.

Author

Laura Merla
Bérengère Nobels

Full Reference

Merla, L., & Nobels, B. (2021). Gérer l’alternance, ordonner un monde en mouvement : les pratiques matérielles des enfants en hébergement égalitaire. Recherches sociologiques et anthropologiques, 1, 171-197.

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